Le site de divertissement TOPITO a récemment déclaré que la ville de Caen était affublée de l’un des surnoms les plus ridicules de France. Ce commentateur, semble-t-il assez mal informé, déclare dans cet article, évidemment avec une dose d'humour, qu'aucune ressemblance ne saurait être observée entre les monuments caennais et ceux de la capitale de la Grèce. Et qu'en conséquence le surnom serait usurpé et stupide. Voilà un jugement bien hâtif relevant d'une déduction très superficielle. Nous souhaitons, pour la gouverne de ce fier auteur, éclairer quelque peu sa lanterne en vous présentant les motivations ayant mené à la généralisation en France, au XIXe siècle, de cette périphrase.
Non, la ville de Caen, pourtant dotée d'un très respectable patrimoine composé de monuments historiques superbes, ne ressemble en rien à Athènes. Il s'avère que la comparaison ne réside pas dans un parallèle établi entre leurs aspects architecturaux mais bien dans leur ambition à honorer, aimer et répandre la sapience. La même sapiens que l'on retrouve dans la qualification de notre espèce, le fameux homo. Sapience, c’est à dire connaissance, indissociable de la sagesse, est un terme issu du latin sapiens, signifiant « avoir du goût, de la saveur, du jugement ». On retrouve ce terme en anglais où il est quasi synonyme de wisdom.
Aujourd'hui, la ville de Caen évolue, d'un point de vue économique, dans l’ombre de sa sœur rouennaise qui fut un pôle industriel majeur. Elle aime donc naturellement rappeler à sa population et au monde qu’elle fut elle-même, et demeure à bien des égards, la capitale culturelle de la Normandie depuis le Moyen-Âge. Cette période vit la cour de ses ducs s'y installer. Guillaume le Conquérant, futur roi d'Angleterre, s'entoure de théologiens (catholiques ou juifs), d'architectes brillants, de juristes, d'experts en économie, de poètes, de nombreux érudits parmi les plus brillants de leur époque. Le duché de Normandie, dont Caen est alors la capitale, fournit la cour royale d'Angleterre en érudits. La solidité de cet attelage, qui va fonder les bases de la puissance anglaise, découle de la capacité de ses ducs-rois à s'entourer de ces personnages brillants et remplis de "sapience". On redécouvre la science de la Grèce antique, via les riches échanges qui se font notamment avec les arabes en terre sainte ou ailleurs dans le pourtour méditerranéen (Sicile).
Plus tard, l’université de Caen, fondée en 1432 par les descendants anglais des acteurs précédents, est, un temps, la seule que l'on trouvera située entre les villes de Paris et d'Angers (avant Rennes, Rouen ou Nantes). Par la suite, aux XVIe et XVIIe siècles, les littérateurs caennais officieront et brilleront à la cour des rois de France. Malherbe, le plus renommé d'entre eux, est considéré comme le père de la langue française classique, sa référence absolue par l'excellence de son style.
En 1652, Jacques Moisant de Brieux fonde l'Académie des sciences, arts et belles-lettres de Caen, toute première institution de ce type installée en province. Elle se créé par elle-même et non d'un mouvement descendant depuis Paris, onze ans avant la création de l'Académie des inscriptions et belles lettres de la capitale. Elle n'est précédée alors que par l'Académie française que Richelieu avait initiée en 1634.
Enfin, au XIXe siècle, sous l’impulsion notamment d‘Arcisse de Caumont, père de l'archéologie française et promoteur de nombreux réseaux érudits en France, la prodigieuse vitalité des sociétés savantes caennaises replacera la ville au centre du monde intellectuel, non seulement normand, mais également national. Fidèle à sa tradition de pionnière dans le domaine, Caen accueillera en effet, en 1833, tout simplement le premier congrès scientifique de France ! C'est au cours de ce XIXe siècle qu'est vulgarisée l'expression Athènes normande. On redécouvre un manuscrit rédigé en 1720, en latin, par le père cordelier François Martin titré Athenæ Normannorum. Ce texte est une bio-bibliographie récapitulant la gigantesque production érudite issue de la province de Normandie. La capitale culturelle s'approprie très vraisemblablement à ce moment-là ce titre pour matérialiser par un surnom évocateur sa tradition ancestrale.
Très rapidement la périphrase est reprise à Paris et l'on en fait mention dans de nombreux quotidien nationaux, tel le Figaro dans cet article daté du 2 avril 1857. L'article illustrant notre propos montre que ce surnom, déjà, attire certaines critiques quant à une propension présumée au manque de modestie dont feraient preuve les Caennais. Mais ne vaut-il mieux pas se targuer de son amour de la beauté, de l'art, de la sagesse et de la connaissance, afin d'aider à rendre cet amour contagieux, plutôt que de chercher à briller dans bien d'autres domaines beaucoup plus superficiels et nettement moins constructifs ? Le sage réfléchira à ce dilemme tandis que le sot ironisera tout à loisir.
Certains, dont votre humble serviteur fait partie, regrettent qu'aujourd’hui ce formidable surnom ait été oublié de la plupart des Normands, a fortiori de la plupart des Caennais. Nulle prétention stérile n’en est l’objectif mais plutôt une défense de l’atout majeur traditionnel de la ville. Nous entrons dans une ère où l’économie de la connaissance sera toujours plus hautement stratégique. Qu’une ville se targue de son amour de la connaissance et cherche à attirer la recherche et les intellectuels (que les Normands préfèrent humbles), c'est à dire ceux qui dessinent l’avenir, ne peut qu’aller dans un sens favorable pour aborder les défis du siècle. Par ailleurs, le contexte d'aujourd'hui est celui d'une réunification. Rouen, capitale industrielle d'une région Normandie désormais unie par ce très beau mariage, pourrait, si l'on y prend gare, en imitant le modèle centralisateur de la capitale de la France, se laisser aller à un désir de concentration. Toute la sève de notre région, trop grande pour qu'un tel mouvement centralisateur ne produise des dégâts fort dommageables, ne doit s'y écouler. Rouen, la véritable ville aux cent clochers, ne saurait prendre ombrage du désir affiché par sa voisine de faire vivre sa tradition et de demeurer le centre intellectuel majeur de la Normandie.
J'ai repris ce nom en 2015 pour fonder la maison d'édition Athènes normande. Cette structure basée dans la région caennaise est animée par le désir de traiter des sujets normands avec un maximum de rigueur, mais aussi un maximum d'effort pour rendre cette connaissance accessible. Normande, pas parce que les Normands seraient intrinsèquement meilleurs que d'autres, ou par rejet, par désintérêt des autres cultures. Mais normande parce que cette tradition culturelle française originale, a été trop souvent oubliée, enterrée, ignorée des plus jeunes alors que pourtant elle est constitutive d'une identité concrète et fort agréable quand on se penche un peu sur les valeurs généreuses qui animent la plupart des habitants de cette région (notamment, donc, l'amour de la connaissance). L'histoire est avant tout abordée, mais aussi le sport et bientôt l'art. Une collection se consacre déjà à la réédition de monuments du patrimoine écrit de la Normandie. En 2018 elle fut lancée par la première réédition depuis le XIXe siècle (hors réimpression de passables fac-similés) de la Statistique Monumentale du Calvados d'Arcisse de Caumont . Neuf autres projets sont désormais en cours de conception et ont besoin de votre aide pour voir le jour. N'hésitez pas à aller prendre connaissance de ces projets et à contribuer à leur réalisation via le financement participatif (autrefois nommé souscription) lancé pour chacun d'eux. Merci à vous et que vive notre belle Normandie !
Illustrations :
Nicolas Regnier, Allégorie de la sagesse
John Sell Cotman, Salle de l'échiquier du château de Caen
Portrait de François de Malherbe
Portrait de Jacques Moisant de Brieux
Portrait d'Arcisse de Caumont
Le Figaro, 2 avril 1857
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